Bonsoir, pouvez vous svp m'aider. Merci beaucoup.
Texte :
Poil de Carotte n’aperçoit d’abord que de vagues boules sautantes. Elles poussent des cris étourdissants et mêlés, comme des enfants qui jouent sous un préau d’école. L’une d’elle se jette dans ses jambes, et il en éprouve quelque malaise. Une autre bondit en pleine projection de lucarne. C’est un agneau. Poil de Carotte sourit d’avoir eu peur. Ses yeux s’habituent graduellement à l’obscurité, et les détails se précisent.
L’époque des naissances a commencé. Chaque matin, le fermier Pajol compte deux ou trois agneaux de plus. Il les trouves égarés parmi les mères, gauches, flageolant sur leurs pattes raides : quatre morceaux de bois d’une sculpture grossière.
Poil de Carotte n’ose pas encore les caresser. Plus hardis, ils suçotent déjà ses souliers, ou posent leurs pieds de devant sur lui, un brin de foin dans la bouche.
Les vieux, ceux d’une semaine, se détendent d’un violent effort de l’arrière-train et exécutent un zig-zag en l’air. Ceux d’un jour, maigres, tombent sur leurs genoux anguleux, pour se relever pleins de vie. Un petit qui vient de naître se traîne, visqueux et non léché. Sa mère, gênée par sa bourse gonflée d’eau et ballotante, la repousse à coups de tête.
— Une mauvaise mère ! dit Poil de Carotte.
— C’est chez les bêtes comme chez le monde, dit Pajol.
— Elle voudrait, sans doute, le mettre en nourrice.
— Presque, dit Pajol. Il faut à plus d’un donner le biberon, un biberon comme ceux qu’on achète au pharmacien. Ça ne dure pas, la mère s’attendrit. D’ailleurs, on les mate.
Il la prend par les épaules et l’isole dans une cage. Il lui moue au coup une cravate de paille pour la reconnaître, si elle s’échappe. L’agneau l’a suivie. La brebis mange avec un bruit de râpe, et le petit, frissonnant, se dresse sur ses membres mous, essaie de téter, plaintif, le museau enveloppé d’une gelée tremblante.
— Et vous croyez qu’elle reviendra à des sentiments plus humains ? dit Poil de Carotte.
— Oui, quand son derrière sera guéri, dit Pajol : elle a eu des couches dures.
— Je tiens à mon idée, dit Poil de Carotte. Pourquoi ne pas confier provisoirement le petit aux soins d’une étrangère ?
— Elle le refuserait, dit Pajol.
En effet, des quatre coins de l’écurie, les bêlements des mères se croisent, sonnent l’heure des tétées et, monotones aux oreilles de Poil de Carotte, sont nuancés pour les agneaux, car, sans confusion chacun se précipite droit aux tétines maternelles.
— Ici, dit Pajol, point de voleuse d’enfants.
— Bizarre, dit Poil de Carotte, cet instinct de la famille chez ces ballots de laine. Comment l’expliquer ? Peut-être par la finesse de leur nez.
Il a presque envie d’en boucher un, pour voir.
Il compare profondément les hommes avec des moutons, et voudrait connaître les petits noms des agneaux.
Tandis qu’avides ils sucent, leurs mamans, les flancs battus de brusques coups de nez, mangent, paisibles, indifférentes. Poil de Carotte remarque dans l’eau d’une auge des débris de chaîne, des cercles de roues, une pelle usée.
— Elle est propre, votre auge ! dit-il d’un ton fin. Assurément, vous enrichissez le sang des bêtes au moyen de cette ferraille !
— Comme de juste, dit Pajol. Tu avales bien des pilules, toi !
Il offre à Poil de Carotte de goûter l’eau. Afin qu’elle devienne encore plus fortifiante, il y jette n’importe quoi.
— Veux-tu un berdin ? dit-il.
— Volontiers, dit Poil de Carotte sans savoir ; merci d’avance.
Pajol fouille l’épaisse laine d’une mère et attrape avec ses ongles un berdin jaune rond, dodu, repu, énorme. Selon Pajol, deux de cette taille dévoraient la tête d’un enfant comme une prune. Il le met au creux de la main de Poil de Carotte et l’engage, s’il veut rire et s’amuser, à le fourrer dans le cou ou les cheveux de ses frère et sœur.
Déjà le berdin travaille, attaque la peau. Poil de Carotte éprouve des picotements aux doigts, comme s’il tombait du grésil. Bientôt au poignet, ils gagnent le coude. Il semble que le berdin se multiplie, qu’il va ronger le bras jusqu’à l’épaule. Tant pis, Poil de Carotte le serre ; il l’écrase et essuie sa main sur le dos d’une brebis, sans que Pajol s’en aperçoive.
Il dira qu’il l’a perdu.
Un instant encore, Poil de Carotte écoute, recueilli, les bêlements qui se calment peu à peu. Tout à l’heure, on n’entendra plus que le bruissement sourd du foin broyé entre les mâchoires lentes.
Accrochée à un barreau de râtelier, une limousine aux raies éteintes semble garder les moutons, toute seule.