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- Oui, ce Moriot a été président de sa section pendant la révolution ; il a été dans le secret de la
20 fameuse disette, et a commencé sa fortune par vendre dans ce temps-là des farines dix fois plus
qu'elles ne lui coûtaient. Il en a eu tant qu'il en a voulu. L'intendant de ma grand'mère lui en a vendu
pour des sommes immenses. Ce Goriot partageait sans doute, comme tous ces gens-là, avec le
Comité de Salut Public. Je me souviens que l'intendant disait à ma grand'mère qu'elle pouvait rester
en toute sûreté à Grandvilliers, parce que ses blés étaient une excellente carte civique. Eh ! bien, ce
25 Loriot, qui vendait du blé aux coupeurs de têtes, n'a eu qu'une passion. Il adore, dit-on, ses filles. Il a
juché l'aînée dans la maison de Restaud, et greffé l'autre sur le baron de Nucingen, un riche banquier
qui fait le royaliste. Vous comprenez bien que, sous l'empire, les deux gendres ne se sont pas trop
formalisés d'avoir ce vieux Quatre-vingt-treize chez eux ; ça pouvait encore aller avec Buonaparte.
Mais quand les Bourbons sont revenus, le bonhomme a gêné monsieur de Restaud, et plus encore le
30 banquier. Les filles, qui aimaient peut-être toujours leur père, ont voulu ménager la chèvre et le chou,
le père et le mari ; elles ont reçu le Goriot quand elles n'avaient personne ; elles ont imaginé des
prétextes de tendresse. " Papa, venez, nous serons mieux, parce que nous serons seuls ! " etc. Moi, ma
chère, je crois que les sentiments vrais ont des yeux et une intelligence : le coeur de ce pauvre
Quatre-vingt-treize a donc saigné. Il a vu que ses filles avaient honte de lui ; que, si elles aimaient
35 leurs maris, il nuisait à ses gendres. Il fallait donc se sacrifier. Il s'est sacrifié, parce qu'il était père : il
s'est banni de lui-même. En voyant ses filles contentes, il comprit qu'il avait bien fait. Le père et les
enfants ont été complices de ce petit crime. Nous voyons cela partout. Ce père Doriot n'aurait-il pas
été une tache de cambouis dans le salon de ses filles ? il y aurait été gêné, il se serait ennuyé. Ce qui
arrive à ce père peut arriver à la plus jolie femme avec l'homme qu'elle aimera le mieux : si elle
40 l'ennuie de son amour, il s'en va, il fait des lâchetés pour la fuir. Tous les sentiments en sont là. Notre
coeur est un trésor, videz-le d'un coup, vous êtes ruinés. Nous ne pardonnons pas plus à un sentiment
de s'être montré tout entier qu'à un homme de ne pas avoir un sou à lui. Ce père avait tout donné. Il
avait donné, pendant vingt ans, ses entrailles, son amour ; il avait donné sa fortune en un jour. Le
citron bien pressé, ses filles ont laissé le zeste au coin des rues.

Sagot :

-L'auteur adopte un point de vue focal omniscient : il partage avec le lecteur la partie de l'histoire qu'il veut bien restituer(=choix) et décrit les sentiments des protagonistes. En l'occurrence, il décrit l'ascension puis la descente sociale du père Goriot, ses sentiments " il s'est sacrifié", "il s'est dit qu'il avait bien fait" , " son cœur avait donc saigné". Les sentiments des filles: " les filles, qui aimaient peut-être encore leur père, ont voulu ménager la chèvre et le chou", "elles ont imaginé des prétextes de tendresse".
L'auteur prête sa voix au narrateur de l'histoire.
-Les temps utilisé sont principalement des temps du passé : imparfait et passé composé indiquent des actions révolues dans le passé; le passé simple indique une action ponctuelle dans le passé.
Le présent est utilisé rarement et lorsqu'il l'est, il a une valeur déclarative.
- Le champs lexical utilisé est celui de la souffrance, de la culpabilité : "saigné", "honte" , "crime", "s'est sacrifié", "tache de cambouis" , "gêné", "lâchetés", "ruiné" etc
- les figures de style principales sont la comparaison et la métaphore:
"Notre coeur est un trésor, videz-le d'un coup, vous êtes ruinés"; "peut arriver à la plus jolie femme avec l'homme qu'elle aimera le mieux : si elle  l'ennuie de son amour, il s'en va, il fait des lâchetés pour la fuir"; "Il avait donné, pendant vingt ans, ses entrailles, son amour ; il avait donné sa fortune en un jour. Le citron bien pressé, ses filles ont laissé le zeste au coin des rues."
-Enfin, le contenu du texte dévoile une critique à peine déguisée de l'attitude des bourgeois : l'argent n'a pas d'odeur tant que son origine n'est pas dérangeante; une fois qu'elle l'est, on n'y renonce pas mais on est prêt à toutes les compromissions. Le père Goriot, tout collaborateur qu'il fût "avec les coupeurs de têtes" , ressort de cette description grandi tant il accepte son propre sacrifice pour le bonheur de ses filles. C'est finalement celui qui exprime ses sentiments de manière authentique, alors que ses filles et ses gendres vivent dans l'apparence et sont prêts à renier les valeurs familiales.  

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