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On peut estimer que l’unité des Lumières réside dans la conviction qu’une large diffusion du savoir permettra une amélioration collective des conditions de vie. [...] C’est là que réside l’universalisme des Lumières : en théorie, chacun est capable de penser de façon autonome, et le savoir doit donc être destiné à tous, à travers l’éducation et grâce à l’imprimé. [...]
Pour l’essentiel, et malgré des divergences sur la façon d’y parvenir, les écrivains
des Lumières partageaient le souci de diffuser les connaissances et de s’adresser à un large public. Leur objectif n’est pas tant de convaincre le public le plus large que de lui donner les outils de la critique, c’est-à-dire de contribuer à l’émancipation individuelle et collective. Ce désir d’émancipation, que l’on associe à juste titre aux Lumières, passe donc par le savoir, par la connaissance : celle-ci est un préalable à toute émancipation politique future. Mais une difficulté surgit aussitôt. Si cet accès à l’autonomie est fondamentalement individuel au sens où il implique la capacité de chacun à penser librement, à discerner l’erreur de la vérité, il est aussi nécessairement collectif. C’est un point qu’Emmanuel Kant a bien mis en évidence. Après avoir défini l’Aufklärung (« les Lumières » en allemand) comme la « sortie de l’homme hors de l’état de minorité », il précise que cette émancipation intellectuelle est presque impossible pour chaque homme pris séparément, à cause de la force des préjugés. En revanche, « le public », pris comme un ensemble de lecteurs, peut s’éclairer grâce au rôle actif du petit nombre de ceux qui ont su « rejeter le joug » de la tradition et qui pourront, grâce à la liberté d’expression, propager autour d’eux le principe de l’indépendance et de la raison.
Autant dire que les « Lumières » ne se propagent pas spontanément. L’Aufklärung est un phénomène social, collectif, historique, qui implique que certaines personnes puissent éclairer les autres, leur montrer la voie, dissiper le prestige des fausses croyances. Ce rôle essentiel des intellectuels (les « philosophes » en France, les Aufklärer en Allemagne) est au cœur du projet émancipateur des Lumières. Mais comment s’assurer que ces philosophes réussiront à diffuser leur sens critique, c’est-à-dire les connaissances nécessaires pour juger raisonnablement ? On pense habituellement que le problème des écrivains des Lumières est qu’ils devaient braver le pouvoir de la censure monarchique et des autorités ecclésiastiques. De fait, Diderot fut emprisonné pendant quelques mois à Vincennes en 1749 et en sortit durablement traumatisé. Rousseau passa dix ans de sa vie à fuir à travers l’Europe, après la condamnation de L’Émile et du Contrat social en 1762. Mais il était aussi possible, à condition d’être prudent, de publier des ouvrages vigoureusement hétérodoxes tout en jouissant d’une paisible tranquillité, comme le fit le baron d’Holbach, dont les traités d’athéisme étaient publiés anonymement et furent des succès de librairie, sans que lui-même fût jamais menacé.
Plus inquiétant que la censure était le public lui-même. Dès lors que les écrivains ont eu recours à l’imprimé ils sont entrés dans un nouvel espace de communication qu’ils étaient loin de maîtriser et qui s’est révélé bien différent du monde des salons ou de celui des manuscrits clandestins auxquels ils étaient habitués. Le XVIIIème siècle a été marqué par une hausse rapide de l’alphabétisation, du moins dans les villes, une multiplication des livres, des libelles et des journaux, une véritable révolution des usages et des pratiques de la lecture. Or, les écrivains des Lumières n’entretenaient pas une vision idéalisée de l’opinion publique. Certes, beaucoup d’entre eux croyaient fermement aux vertus de l’imprimerie et de la publicité (à entendre ici dans son sens du XVIIIème siècle, c’est-à-dire le fait d’être public, connu de tous). [...]
En vérité, les philosophes portaient souvent un jugement plus nuancé, parfois même explicitement pessimiste, sur la formation de l’opinion publique. Si l’essor de l’imprimé leur permettait de diffuser leurs idées, il favorisait aussi l’imitation, l’enthousiasme, voire la crédulité. L’espace public qui prenait forme sous leurs yeux était bien différent de l’espace savant de la République des lettres régulé par le jugement des pairs. Comment s’assurer que les lecteurs lisent les bons livres, qu’ils ne soient pas la proie des charlatans et des démagogues ? Pourraient-ils se repérer dans le flot de livres qui s’efforçaient plus de flatter les goûts du public que de l’éclairer ? « La multitude des livres nouveaux qui ne nous apprennent rien, nous surcharge et nous dégoûte », se plaignait Voltaire dans une lettre à Diderot du 8 septembre 1774

Sagot :

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