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La chambre du jeune homme, au cinquième étage, donnait, comme sur un abîme profond,
sur l’immense tranchée du chemin de fer de l’Ouest, juste au-dessus de la sortie du tunnel,
près de la gare des Batignolles. Duroy ouvrit sa fenêtre et s’accouda sur l’appui de fer rouillé.
Au-dessous de lui, dans le fond du trou sombre, trois signaux rouges immobiles avaient
l’air de gros yeux de bête ; et plus loin on en voyait d’autres, et encore d’autres, encore plus
loin. À tout instant des coups de sifflets prolongés ou courts passaient dans la nuit, les uns
proches, les autres à peine perceptibles, venus de là-bas, du côté d’Asnières. Ils avaient des
modulations comme des appels de voix. Un d’eux se rapprochait, poussant toujours son cri
plaintif qui grandissait de seconde en seconde, et bientôt une grosse lumière jaune apparut,
courant avec un grand bruit ; et Duroy regarda le long chapelet de wagons1
s’engouffrer sous
le tunnel.
Puis il se dit : « Allons au travail ! » Il posa sa lumière sur la table ; mais au moment de
se mettre à écrire, il s’aperçut qu’il n’avait chez lui qu’un cahier de papier à lettres.
Tant pis, il l’utiliserait en ouvrant la feuille dans toute sa grandeur. Il trempa sa plume
dans l’encre et écrivit en tête, de sa plus belle écriture :
Souvenirs d’un chasseur2
d’Afrique
Puis il chercha le commencement de la première phrase.
Il restait le front dans sa main, les yeux fixés sur le carré blanc déployé devant lui.Qu’allait-il dire ? Il ne trouvait plus rien maintenant de ce qu’il avait raconté tout à
l’heure, pas une anecdote, pas un fait. Tout à coup, il pensa : « Il faut que je débute par mon
départ. » Il écrivit : « C’était en 1874, aux environs du 15 mai, alors que la France épuisée se
reposait après les catastrophes de l’année terrible3
… »
Et il s’arrêta net, ne sachant comment amener ce qui suivrait, son embarquement, son
voyage, ses premières émotions.
Après dix minutes de réflexion il se décida à remettre au lendemain la page précédente du
début, et à faire tout de suite une description d’Alger.
Et il traça sur son papier : « Alger est une ville toute blanche… » sans parvenir à énoncer
autre chose. Il revoyait en souvenir la jolie cité claire, dégringolant, comme une cascade de
maisons plates, du haut de sa montagne dans la mer, mais il ne trouvait plus un mot pour
exprimer ce qu’il avait vu, ce qu’il avait senti.
Après un grand effort, il ajouta : « Elle est habitée en partie par des Arabes … » Puis il
jeta sa plume et se leva.
Sur son petit lit de fer, où la place de son corps avait fait un creux, il aperçut ses habits
de tous les jours, jetés là, vides, fatigués, flasques, vilains comme des hardes4
de la Morgue.
Et, sur une chaise de paille, son chapeau de soie, son unique chapeau, semblait ouvert pour
recevoir l’aumône5
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Ses murs, tendus d’un papier gris à bouquets bleus, avaient autant de taches que de fleurs,
des taches anciennes, suspectes, dont on n’aurait pu dire la nature, bêtes écrasées ou gouttes
d’huile, bouts de doigts graissés de pommade ou écume de la cuvette6
projetée pendant les
lavages. Cela sentait la misère honteuse, la misère en garni de Paris. Et une exaspération le
souleva contre la pauvreté de sa vie. Il se dit qu’il fallait sortir de là, tout de suite, qu’il fallait
en finir dès le lendemain avec cette existence besogneuse7
.
Une ardeur de travail l’ayant soudain ressaisi, il se rassit devant sa table, et recommença
à chercher des phrases pour bien raconter la physionomie8
étrange et charmante d’Alger,
cette antichambre de l’Afrique mystérieuse et profonde, l’Afrique des Arabes vagabonds9
et
des nègres inconnus, l’Afrique inexplorée et tentante, dont on nous montre parfois, dans les
jardins publics, les bêtes invraisemblables qui semblent créées pour des contes de fées, les
autruches, ces poules extravagantes, les gazelles, ces chèvres divines, les girafes surprenantes
et grotesques, les chameaux graves, les hippopotames monstrueux, les rhinocéros informes, et
les gorilles, ces frères effrayants de l’homme.
Il sentit vaguement des pensées lui venir ; il les aurait dites, peut-être, mais il ne les pouvait
point formuler avec des mots écrits. Et son impuissance l’enfiévrant, il se leva de nouveau, les
mains humides de sueur et le sang battant aux tempes.
Bel-Ami (1885), Guy de Maupassant