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Support: Extrait de Cris, Laurent Gaudé En 1914, dans les tranchées, c'est la relève : rangés sur le côté, le lieutenant Rénier et ses hommes regardent passer les soldats qu'ils vont remplacer: La nuit tombe. Il commence à faire froid. Les premiers ne tardent pas à apparaître. Une grappe d'hommes épuisés qui marchent lentement. La tête basse. Sans parler. Ils trébuch ent souvent car ils sont trop fatigués pour ne pas laisser traîner leurs bottes. Une poignée d'hommes. Je les regarde passer. On dirait un peuple de boue. On voit à peine la couleur de 5 leur uniforme. Juste de la boue séchée, partout. Sur le visage et sur les vêtements. Des barbes de trois jours. Le regard vide. Je crois qu'ils ne nous ont pas vus. Aucun ne nous a salués. Aucun ne nous a même adressé un signe de la main ou du regard. Des ombres. Sales et courbées. [...] J'ai entendu le soldat Dermoncourt, dans mon dos, qui murmurait entre ses dents : « Pas 10 beaux à voir ceux-là. » Et c'est vrai qu'ils étaient hideux. Écuyers fatigués de chevaliers disparus. Mal rasés, débraillés, avec la crasse qui colle à la joue et la faim qui leur tiraille l'estomac. On aurait dit une armée en retraite. Un seul groupe de sept à dix hommes est passé. Le grand processus de la relève ne faisait que commencer. Pauvres hommes. Ils ne ressemblent plus à rien. Plus de regard, plus de force dans le corps. Juste la démarche mécanique des 15 chevaux de trait. Pauvres hommes qui se sont battus et ont perdu. Car même s'ils vivent encore, ceux-là ont perdu, et à les voir ainsi passer devant nous sans nous remarquer, je me demande s'ils retrouveront jamais l'usage de la parole. Nous avons encore attendu. Et un deuxième groupe d'une vingtaine d'hommes est passé. Les mêmes visages hirsutes 2 de vagabonds armés. Les mêmes démarches traînantes et courbées de chiens malades. Ils ont 20 continué leur marche chaotique 3 et je m'attendais à tout instant à voir l'un d'eux s'effondrer et mourir d'épuisement, là, à nos pieds, dans l'indifférence des autres marcheurs têtus. Mais ils ont tenu et leurs longues silhouettes ont à nouveau disparu dans la nuit. [...] C'est cela la vieille garde. Une toute petite poignée d'hommes exsangues, sans souffle, sans regard, avec la force juste de marcher, la force juste de s'éloigner le plus possible de ce front. La vieille garde défile 25 sous nos yeux. Je ne vois pas leurs visages mais je peux les compter. Ils sont si peu. Je comprends maintenant que Dermoncourt a tort de dire qu'ils ne sont pas beaux à voir. Il a tort de penser qu'il n'aimerait pas leur ressembler. Je comprends maintenant que ce qu'il faut vouloir, de tout son cœur, c'est être un jour comme eux. Pouvoir comme eux, même épuisés et sales, même vagabonds et blessés, quitter ce front. C'est tout ce qu'il reste de la vieille garde et 30 nous aurons de la chance si nous aussi, un jour, on vient nous relever et si nous avons encore assez de vie dans nos muscles pour nous lever et marcher jusqu'à la gare.

Laurent Gaudé, Cris, 2001 -

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