10 juillet. - Je viens de faire des épreuves surprenantes. Décidément, je suis fou ! Et pourtant ! Le 6 juillet, avant de me coucher, j'ai placé sur ma table du vin, du lait, de l'eau, du pain et des fraises. On a bu J'ai bu- toute l'eau, et un peu de lait. On n'a touché ni au vin, ni au pain, ni aux fraises. Le 8 juillet, j'ai supprimé l'eau et le lait. On n'a touché à rien. Le 9 juillet enfin, j'ai remis sur ma table l'eau et le lait seulement, en ayant soin d'envelopper les carafes en des linges de mousseline (type de tissu) blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j'ai frotté mes lèvres, ma barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couché. L'invincible sommeil m'a saisi, suivi bientôt de l'atroce réveil (...) Je m'élançai vers ma table. Les linges enfermant les bouteilles étaient demeurés immaculés (sans aucune tache). Je déliai les cordons, en palpitant de crainte. On avait bu toute l'eau ! On avait bu tout le lait ! Ah ! mon Dieu !... 4 août. -Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu'on casse les verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la cuisinière, qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est le coupable? (...) 6 août.-Cette fois, je ne suis pas fou. J'ai vu...j'ai vu... j'ai vu !... Je ne puis plus douter... j'ai vu !... J'ai encore froid jusque dans les ongles j'ai encore peur jusque dans les moelles... j'ai vu !... Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de rosiers.... dans l'allée des rosiers d'automne qui commencent à fleurir. Comme je m'arrêtais à regarder un géant des batailles (type de rosier), qui portait trois fleurs magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout près de moi, la tige d'une de ces roses se plier, comme si une main invisible l'eût tordue, puis se casser, comme si cette main l'eût cueillie! Puis la fleur s'éleva, suivant une courbe qu'aurait décrite un bras en la portant vers une bouche, et elle resta suspendue dans l'air transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge à trois pas de mes yeux. Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir ! Je ne trouvai rien; elle avait disparu. Alors je fus pris d'une colère furieuse contre moi- même; car il n'est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d'avoir de pareilles hallucinations. (...) Alors, je rentrai chez moi l'ame bouleversée, car je suis certain, maintenant, certain comme de l'alternance des jours et des nuits, qu'il existe près de moi un être invisible, qui se nourrit de lait et d'eau, qui peut toucher aux choses, les prendre et les changer de place (...) 17 août - Ah ! Quelle muit! quelle nuit ! (...) Il faisait bon, il faisait tiède! Comme j'aurais aimé cette nuit- là autrefois! () Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et bizarre. Je ne vis rien d'abord, puis, tout à coup, il me sembla qu'une page du livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun souffle d'air n'était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et j'attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la précédente, comme si un doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil était vide, semblait vide; mais je compris qu'il était là, assis à ma place, et qu'il lisait. D'un bond furieus, d'un bond de bête révoltée, qui va éventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir, pour l'étreindre (l'attraper), pour le tuer !... Mais mon siège, avant que je l'eusse atteint, se renversa comme si on eût fui devant moi un malfaiteur surpris se fut élancé dans la nuit, en prenant à pleines mains les battants. ma table oscilla, ma lampe tomba et s'éteignit, et ma fenêtre se ferma comme si un malfaiteur surpris se fût élancé dans la nuit, en prenant à pleines mains les battants. Guy de Maupassant, Le Horla, 1887.