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M. Delavelle devint mon professeur de français quand j'entrai en
cinquième. Un matin du premier trimestre, à ma grande stupé-
faction, il lut en classe ma rédaction. C'est-à-dire le devoir qu'il
nous donne chaque semaine à faire à la maison. Je regrette de
ne pas me rappeler quel en était le sujet. Sans doute quelque
chose comme: «Quelle est votre saison préférée? Dites pourquoi..
Ou bien: «Racontez votre partie de pêche avec l'oncle Jules.»
J'appris ce jour-là que ce que j'avais écrit était bon, et j'en fus
aussi surpris que si j'avais, sans m'en apercevoir, traversé la
10 Manche à la nage.
À la sortie, M. Delavelle me retint, me regarda avec une espèce
de curiosité étonnée, puis me dit :
- Barjavel, vous êtes intelligent, il faut travailler...
Je le crus, comme j'avais cru M. Roux' quand il m'affirmait que
15 je n'arriverais à rien parce que mon index ressemblait au pont
d'Avignon.
Il est certain que ma «vocation» d'écrivain date de ce jour-là.
Je découvris l'exaltation de savoir que je faisais quelque chose
bien, alors que jusqu'à ce jour j'avais cafouillé partout, et consi-
20 déré l'encre, le papier et le porte-plume comme des instruments
de torture. (...)
J'ai beaucoup marché, pas tellement gambadé, peu couru, mais
finalement, livre après livre, article après article, cela fait un
long chemin. Quand je regarde la piste que j'ai tracée, sachant
25 que maintenant je ne l'allongerai plus beaucoup, je suis content.
Ce n'est pas de l'autosatisfaction, mais de la satisfaction, simple-
ment. J'avais choisi un métier, et dans ce métier, j'ai fait de mon
mieux ce que j'avais à faire.
RENÉ BARJAVEL, La Charrette bleue, Denoël, 1980. Qui et l’auteur de ce texte