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Le voyage des parents de Bichon dans une contrée d'ailleurs située très vaguement, et donnée surtout comme le
Pays des Nègres Rouges, sorte de lieu romanesque dont on atténue, sans en avoir l'air, les caractères trop réels,
mais dont le nom légendaire propose déjà une ambiguïté terrifiante entre la couleur de leur teinture et le sang
humain qu'on est censé y boire, ce voyage nous est livré ici sous le vocabulaire de la conquête : on part non
armé sans doute, mais "la palette et le pinceau à la main" c'est tout comme s'il s'agissait d'une chasse ou d'une
expédition guerrière, décidée dans des conditions matérielles ingrates (les héros sont toujours pauvres, notre
société bureaucratique ne favorise pas les nobles départs), mais riche de son courage et de sa superbe (ou
grotesque) inutilité. Le jeune Bichon, lui, joue les Parsifal, il oppose sa blondeur, son innocence, ses boucles et
son sourire, au monde infernal des peaux noires et rouges aux scarifications et aux masques hideux.
Naturellement, c'est la douceur blanche qui est victorieuse: Bichon soumet "les mangeurs d'hommes" et devient
leur idole (les Blancs sont décidément faits pour être des dieux). Bichon est un bon petit français, il adoucit et
soumet sans coup férir les sauvages: à deux ans, au lieu d'aller au bois de Boulogne, il travaille déjà pour sa
patrie, tout comme son papa, qui, on ne sait trop pourquoi, partage la vie d'un peloton de méharistes et traque les
"pillards" dans le maquis.
On a déjà deviné l'image du Nègre qui se profile derrière ce petit roman bien tonique : d'abord le Nègre fait
peur, il est cannibale; et si l'on trouve Bichon héroïque, c'est qu'il risque en fait d'être mangé. Sans la présence
implicite de ce risque, l'histoire perdrait toute vertu de choc, le lecteur n'aurait pas peur; aussi, les
confrontations sont multipliées où l'enfant blanc est seul, abandonné, insouciant et exposé dans un cercle de
Noirs potentiellement menaçants (la seule image pleinement rassurante du Nègre sera celle du boy, du barbare
domestiqué, couplé d'ailleurs avec cet autre lieu commun de toutes les bonnes histoires d'Afrique : le boy voleur
qui disparaît avec les affaires du maître). A chaque image, on doit frémir de ce qui aurait pu arriver: on ne le on ne le précise jamais, la narration est "objective"; la Belle enchaîne la Bête, la civilisation de l'âme soumet la barbarie de l'instinct.
L'astuce profonde de l'opération-Bichon, c'est de donner à voir le monde nègre par les yeux de l'enfant blanc:
tout y a évidemment l'apparence d'un guignol. Voilà le lecteur de Match confirmé dans sa vision infantile, installé un peu plus dans cette impuissance à imaginer autrui. Au fond, le Nègre n'a pas, de vie pleine et autonome: c'est un objet bizarre; il est réduit à une fonction parasite, celle de distraire les hommes blancs par son baroque vaguement menaçant : l'Afrique, c'est un guignol un peu dangereux.
Et maintenant, si l'on veut bien mettre en regard cette imagerie générale (Match : un million et demi de lecteurs, environ), les efforts des ethnologues pour démystifier le fait nègre, les précautions rigoureuses qu'ils observent depuis déjà fort longtemps lorsqu'ils sont obligés de manier ces notions ambigües de "Primitifs" ou
"d'Archaïques", la probité intellectuelle d'hommes comme Mauss, Lévi-Strauss ou Leroi-Gourhan aux prises avec de vieux termes raciaux camouflés, on comprendra mieux l'une de nos servitudes majeures : le divorce accablant de la connaissance et de la mythologie. La science va vite et droit en son chemin; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles ont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l'erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs d'ordre. Nous vivons encore dans une mentalité pré-voltairienne, voilà ce qu'il faut sans cesse dire. Car du temps de Montesquieu ou de Voltaire, si l'on s'étonnait des Persans ou des Hurons, c'était du moins pour leur prêter le bénéfice de l'ingénuité. Voltaire n'écrirait pas aujourd'hui les aventures de Bichon comme l'a fait Match : il imaginerait plutôt quelque Bichon cannibale (ou coréen) aux prises avec le "guignol" napalmisé de l'Occident.

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