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Jean GIONO, Le Moulin de Pologne, chap. III, 1951,


[A la fin du xixe siècle, au « Moulin de Pologne »>, riche propriété provinciale, la famille Coste
connaît une succession de morts violentes et désespérantes, au fil des générations. Une seule
descendante, Julie, survit à ce « destin » qui fait d'elle une proscrite maudite et rejetée. A demi-défigurée à la suite d'un acte malveillant, elle vit recluse jusqu'à cette soirée fatidique au Casino
de la ville, où toute la bonne société, rassemblée pour un rituel « Bal de l'Amitié », assiste à
l'apparition inattendue de la jeune femme, relatée par un clerc de notaire énigmatique.]


Soudain, j'entendis un bruit effrayant. Instinctivement, je rentrai la tête dans les épaules.
J'avais l'impression que le Casino s'écroulait. C'était un tonnerre d'applaudissements.
Je vis enfin ce qu'on désignait du doigt. C'était cette malheureuse Julie emportée par la
valse et dansant toute seule, avec, sur son atroce visage isolé, l'extase des femmes accouplées¹.
S Je me sentis des opinions et des passions semblables à celles de tout le monde et j'éclatai de rire
à la seconde même où le rire général éclata...
Si j'en juge par moi-même, ce rire fut une bénédiction pour tout le monde. Le spectacle de
cette fille au visage déchiré et qui montrait ses désirs sans pudeur me brûlait comme un acide.
On ne pouvait laisser faire sans courir le risque d'être dépouillé jusqu'à l'os, vêtements et chair,
30 falbalas et jupons, plastrons et manchettes. Qui n'a pas ses désespoirs ? Que serions-nous
devenus si nous avions été forcés, nous aussi, de ne plus jouer la comédie ? Le rire avec son bruit
de torrent était la façon la plus simple de mouiller la brûlure et de l'étendre d'eau. On y alla bon
cœur bon argent.
Pourquoi ? Je n'en sais rien. Nous ne manquions pas de filles laides, Dieu merci ! Julie n'était
15 pas d'une laideur à faire rire; il s'en fallait ! Aujourd'hui je ne vois même plus rien de risible dans
cet événement du Casino. Que se passait-il de si extraordinaire ? Julie dansait seule. De
n'importe qui d'autre, cela aurait passé pour une boutade. Admettez que la fantaisie en ait pris à
Alphonsine M..., la petite fille que j'avais fait danser un peu auparavant : on aurait à peine souri.
Le rire qui accompagnait la valse de Julie faisait un bruit régulier et bourgeois qui me rappela le
20 raclement des cuillers et des fourchettes sur les assiettes dans un réfectoire de collège. Disons
pour être plus juste qu'on ricanait. Julie voguait au milieu des chignons de paille, des
catogans de charbon, des yeux ardents, des lèvres avides. Son visage marqué du destin des
Coste passait à hauteur des moustaches cirées, des bouches habituées aux bons cigares, offrant
en vain sa marchandise gratuitement.

Sagot :